14 avril 1943, Portland Bill, 19h00
Au matin du 16 avril 1943, une estafette à moto apporte au renseignement aérien à l'Air Ministry une nouvelle compilation de radiogrammes décryptés à Bletchley Park, mais jugés non urgents[1]. Le document est daté du 15/4 à 23h50 G.M.T. et il porte la référence CX/MSS/2427. Son paragraphe 25 traduit la teneur d'un message Enigma intercepté le 14 à 20h20 sur un réseau de la Luftwaffe :
"Rapport d'activité du 14/4 :
2 BF 109 de la 4(F)123 ont décollé de ... (un ou deux mots inintelligibles) à 16h11 le 14/4 et ont atterri à 17h11[2]. Mission (un mot manquant) reconnaissance dans la zone 41-5 à 31-6. Aucun trafic maritime. Dans le carreau 41-6, deux Schwärme[3] de chasseurs ennemis, qui ont attaqué de face. Après un bref combat aérien les appareils allemands ... (plusieurs mots manquants) ... vers la côte française."
Un tel compte rendu paraît bien abstrus et l'Air Intelligence n'en fera rien! Toutefois, son croisement avec quelques autres sources britanniques et allemandes trace l'histoire d'un événement si banal pour l'époque qu'il en devient utile de s'y arrêter. Nous sommes le mercredi 14 avril et ce n'est pas tout à fait par hasard que deux Typhoon et deux Messerschmitt Bf 109 vont se croiser vers 19h00 devant Portland Bill…
Situé entre les Needles (ouest de l'île de Wight) et Start Point, Portland Bill marque l'extrémité orientale de la baie de Lyme (carte G.S.G.S. 4369 au 1:500 000 – Ordnance Survey of Great Britain – Aeronautical Map, Feuille 7 S.W.England, édition de 1942) [site Mapster sur un fond d-maps.com].
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Opérations anti-Rhubarb
A cette période de la guerre, il y a belle lurette que les bombardiers allemands ne s'aventurent plus de jour au-dessus des îles Britanniques. Face à la puissance de la chasse alliée, cela tournerait vite au suicide! Les actions offensives diurnes de la Luftwaffe sont désormais menées par des petits groupes de chasseurs-bombardiers[4] Fw 190 des 10.(Jabo)/J.G. 2, 10.(Jabo)/J.G. 54 et de la S.K.G. 10[5]. Ils surgissent de la mer à l'improviste, ravagent des objectifs côtiers et disparaissent comme ils sont venus. Rapides et volant au ras des flots, ces intrus sont tardivement détectés par les radars de la Chain Home Low[6]. Ils ne rencontrent souvent comme seule opposition que la DCA, quand elle a le temps de réagir. Pour contrer les raids de nuisance des Jabos (des Rhubarbs dans le jargon de la R.A.F.), le Fighter Command a pris deux mesures principales. Sur le moyen terme, il développe une Chain Home Extra Low (C.H.E.L.) avec des équipements R.D.F. centimétriques, plus performants, susceptibles de donner l'alerte avec un préavis accru.
Mais la seule parade immédiate consiste à maintenir en vol de manière permanente des patrouilles de chasse (dites anti-Rhubarb) le long des côtes du sud de l'Angleterre. Cette mission est essentiellement confiée aux escadrons de Typhoon des Nos. 10 et 11 Groups, dont les appareils surclassent – tout au moins à basse altitude – les Fw 190. Durant les premiers mois de 1943, l'espace aérien entre Start Point et Ramsgate est ainsi le théâtre du ballet continuel des sections de Typhoon qui se succèdent de l'aube au crépuscule sur les axes sensibles. Les sorties prennent jusqu'à 75 minutes pendant lesquelles les chasseurs volent au-dessus de l'eau, parallèlement au rivage, à une hauteur comprise entre 10 et 200 pieds (3 à 60 m). Quelques Jabos ont été abattus ; en contrepartie, les opérations anti-Rhubarb gavent les pilotes et épuisent les mécaniciens qui peinent à garder le nombre d'appareils nécessaire en état de vol, tout autant que le potentiel des moteurs Napier Sabre[7] dont on va commencer à manquer. Elles ne sont pas non plus sans risques car le Sabre est réputé pour ses pannes fréquentes et le Typhoon pour son inaptitude à l'amerrissage.
Les forces affectées aux opérations anti-Rhubarb sont considérablement renforcées au début de 1943. A la mi-avril, elles comprennent les unités suivantes :
No. 10 Group |
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No. 266 Sqdn. |
Typhoon IB |
Exeter |
Basé à Exeter depuis le 2 janvier 1943. |
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No. 193 Sqdn. |
Typhoon IB |
Harrowbeer (secteur d'Exeter) |
Opérationnel à Harrowbeer le 1er avril 1943. |
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No. 257 Sqdn. |
Typhoon IA & IB |
Warmwell (secteur de Middle Wallop) |
Basé à Warmwell depuis le 8 janvier 1943. |
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No. 11 Group |
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No. 197 Sqdn. |
Typhoon IB |
Tangmere |
Arrivé de Drem le 28 mars 1943. |
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No. 486 (R.N.Z.A.F.) Sqdn. |
Typhoon |
Tangmere |
Basé à Tangmere depuis le 30 octobre 1942. |
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No. 41 Sqdn. |
Spitfire XII |
Hawkinge (secteur de Biggin Hill) |
Arrivé de High Ercall le 13 avril 1943. |
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No. 1 Sqdn. |
Typhoon IB |
Lympne (secteur de Biggin Hill) |
Basé à Biggin Hill le 9 février 1943, puis à Lympne le 15 mars. |
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No. 245 Sqdn. |
Typhoon IB |
Gravesend (secteur de Biggin Hill) |
Arrivé de Peterhead le 31 mars 1943. |
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No. 198 Sqdn. |
Typhoon |
Manston (secteur de Hornchurch) |
Arrivé d'Acklington le 24 mars 1943. |
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No. 609 Sqdn. |
Typhoon |
Manston (secteur de Hornchurch) |
Basé à Manston depuis le 2 novembre 1942. |
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No. 247 Sqdn. |
Typhoon IB |
Fairlop (secteur de Hornchurch) |
A Middle Wallop depuis le 1er mars 1943 ; déplacé à Fairlop le 5 avril. |
Comme chaque jour lorsque la météo le permet, des sections de deux Typhoon se relayent dans l'après-midi du 14 avril pour arpenter à basse altitude les rivages de la Manche.
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Aircraft at three o'clock!
La Luftwaffe n'a planifié aucune incursion de chasseurs-bombardiers ce mercredi-là. Les seuls à défier les patrouilles anti-Rhubarb de la R.A.F. seront les reconnaissances aériennes allemandes qui approchent quotidiennement la Grande-Bretagne afin de repérer les convois côtiers ou d'évaluer l'activité portuaire. Parmi les escadrilles engagées, la 4.(F.)/123 opère depuis Théville, près de Cherbourg[8], sur des Messerschmitt 109 équipés de caméras et de réservoirs externes (Bf 109 G-4/R3)[9]. Ces avions, moins vulnérables que les bimoteurs Ju 88 D à long rayon d'action, permettent de réaliser sans trop de pertes des missions au contact de la chasse adverse. L'Aufklärungsgruppe 123, qui coordonne l'ensemble des vols de renseignement sur l'Angleterre, envoie ainsi régulièrement des appareils de la 4.(F.)/123 reconnaître le trafic maritime dans Lyme Bay[10]. Une telle sortie a été ordonnée pour la fin d'après-midi du 14 entre les carreaux 41-5 (15 West 415) et 31-6 (15 West 316) de la grille utilisée par l'aviation allemande. La zone en question s'étend d'ouest en est, de la baie de Start jusqu'au sud de Portland Bill ; elle correspond à la portion de la route des convois reliant Portsmouth au Pays de Galles (convois P.W.) où devraient se trouver des navires marchands partis de Yarmouth au petit matin. Les équipes au sol préparent donc deux appareils qui s'envolent à 18h11 et s'éloignent en direction de l'ouest.
En face, sur la base de Warmwell dans le secteur de Middle Wallop, le No. 257 (Burma) Squadron a fait décoller sa première section anti-Rhubarb à 6h50. Les opérations de la matinée sont à la charge du 'B' Flight de l'unité qui met en l'air un total de huit patrouilles. Elles durent environ une heure (entre 0h50 et 1h10) et se succèdent toutes les 45 minutes entre Portland Bill et les Needles, ces trois rochers blancs et effilés qui marquent l'extrémité occidentale de l'île de Wight. De son côté, le 'A' Flight effectue quelques vols d'entraînement avant de prendre la relève des opérations anti-Rhubarb à 13h00. La journée passe ainsi, ponctuée par les paires de Typhoon qui s'élancent sur le terrain en herbe dans le hurlement des 2000 ch de leur moteur Napier Sabre. La 16e patrouille s'envole à 18h30 ; elle est assurée par la Section Jaune comprenant le Flying Officer C. W. C. Henman (Jaune 1), un aviateur anglo-argentin aux commandes du Typhoon Mk. IB R8680 FM-I, et l'un des quatre pilotes birmans de l'escadron, le Pilot Officer S. J. Khin (Jaune 2) sur le Mk. IA R8661 FM-J. Les deux hommes se sont affrontés le matin dans un exercice de combat tournoyant avec tirs de ciné-mitrailleuse, mais entament là leur première sortie opérationnelle du 14 avril[11].
Une section de Typhoon IB du No. 257 Sqdn. en standby, pilotes brêlés dans le cockpit, sur le terrain de Warmwell, janvier 1944 [photo IWM CH 11993].
Depuis le début de 1943, les Typhoon portent des marques d'identification spéciales sous chaque plan pour éviter les confusions avec les Fw 190. Ces marques (4 bandes noires larges d'un pouce, séparées par trois bandes blanches de deux pouces) ne doivent pas être confondues avec les bandes A.E.A.F. (bandes noires et blanches d'égale largeur autour des ailes et du fuselage) introduites au moment du débarquement de Normandie.
En cette fin d'après-midi, le ciel est sans nuage et la visibilité excellente. Les deux chasseurs volent à 8 miles (13 km) dans le sud-ouest de St. Alban's Head quand le sol leur demande de se positionner en attente à 10 miles (16 km) au sud de Portland Bill. Y aurait-il quelque chose dans l'air? Arrivée à l'endroit indiqué, la section décrit des cercles pendant environ cinq minutes, avant que la voix du contrôleur n'annonce l'approche d'un Bandit (appareil ennemi) par le sud-ouest. Suivi de son ailier, Cedric Henman met le cap à l'ouest ; l'Argentin et le Birman tournent la tête dans toutes les directions, leurs yeux scrutent l'espace… Au bout de deux minutes, vers 18h50, Jaune 2 distingue dans son travers droit deux points au ras de l'eau. Il alerte son leader : Aircraft at three o'clock![12] Les Typhoon virent brutalement pour faire face à la menace. Deux avions inconnus viennent sur eux ; ils sont encore loin, mais des éclats de lumière montrent qu'ils tirent déjà. Un projectile ricoche sur le capot de Khin qui a le temps d'arroser chacun de ses opposants. Les deux sections se croisent à une vitesse fulgurante et il reconnait des Messerschmitt 109.
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Interception
Après leur départ de Théville, les deux appareils de la 4.(F.)/123 ont pris la direction de l'ouest jusqu'à arriver à une cinquantaine de kilomètres au sud de Start Point. Ils ont ensuite basculé au nord-est, toujours en survolant la mer à très basse altitude. A 18h42, un écho inconnu apparaît sur le scope d'une station R.D.F. de la côte du Devon[13]. Les opérateurs[14] transmettent les premiers relèvements à la salle de filtrage du No. 10 Group qui synthétise la piste radar 142 au sud-sud-est de Start Point. Quelques instants plus tard, les plotters[15] des salles d'opération des secteurs d'Exeter et de Middle Wallop placent un nouveau jeton sur les cartes de situation. D'une position initiale à 25 miles (40 km) au sud-est de Start Point, ce qui n'est encore qu'un Bogey (appareil non identifié)[16] progresse rapidement vers le nord-est. A 18h45, le contrôleur d'Exeter ordonne le scramble (décollage sur alerte) d'une section de Typhoon du No. 266 Squadron. Dans le secteur voisin, son homologue de Middle Wallop dispose la Section Jaune du 257 devant Portland Bill afin de barrer la route aux intrus s'ils conservent le même cap. A 18h52, les radars situent le Raid 142 à 10 miles au sud-ouest de Portland Bill.
L'interception et la poursuite des Bf 109 de la 4.(F.)/123.
Les positions successives de la section de Typhoon du No. 257 Sqdn. apparaissent en jaune ; l'orange indique les relevés des radars britanniques sur la reconnaissance allemande et la route de cette dernière est matérialisée en vert. On note que l'engagement se déroule entre les carreaux 31-5 et 31-6 et non en 41-6 comme mentionné dans le message Enigma déchiffré par les Anglais.
Depuis qu'ils volent au nord-est, les pilotes des deux Messerschmitt n'ont observé qu'une mer vide de bateau, mais à l'approche de Portland Bill, des chasseurs surgissent au-dessus de l'eau sur leur droite, qui leur coupent la retraite. Tout de suite, la patrouille allemande vire pour affronter les Typhoon, puis fonce plein gaz vers la France.
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Par la force ou l'intimidation
Les quatre bolides se sont croisés à une vitesse relative de plus de 1000 km/h. Henman et Khin effectuent aussitôt un renversement qui les amène derrière les Messerschmitt. Ceux-ci filent au sud avec une avance d'environ 4 miles (6 km) pour l'un, 2 miles (3 km) pour l'autre. Henman prend en chasse l'appareil de gauche, le plus proche ; Khin celui de droite. A basse altitude, le Typhoon rattrape facilement un Bf 109 G et le pilote argentin ouvre le feu à 150-200 yards (135-180 m)[17], crachant de courtes rafales de ses quatre canons jusqu'à une distance de 50 yards (45 m). Plusieurs impacts illuminent l'empennage de l'Allemand. Ce dernier enchaîne les virages pour dérégler le tir de son poursuivant et trouve même l'occasion de balancer deux rafales en direction de l'appareil de Khin. Soudain, le 109 part en chandelle, puis fait une abattée comme si son pilote en perdait le contrôle. Henman voit l'aile droite accrocher une vague, l'avion ennemi plonge et disparaît sous le ventre du Typhoon emporté à 550 km/h. L'Argentin tient sa première victoire : il estime la position à 30 miles (50 km) au sud de Portland Bill et note l'heure, 18h55.
Pendant ce temps, Jaune 2 n'a pas lâché le deuxième Messerschmitt. A 1000 yards (900 m), Khin lui envoie une courte rafale ; la distance est trop grande, mais son adversaire se sentira peut-être obligé de manœuvrer, perdant ainsi du terrain. La ruse prend et le Typhoon se retrouve vite à 400 yards (365 m). Le 109 est à bonne portée ; le Birman l'ajuste dans son collimateur et déclenche un tir d'une seconde. Des balles touchent l'empennage de l'avion ennemi toujours en évolution[18]. Khin se rapproche jusque 50 yards (45 m), sans cesser de mitrailler par courtes rafales, relevant de nouveaux impacts dans le fuselage et la queue. Tout à coup, plus rien! Ses caissons à munition sont vides. Exaspéré, il envisage de sectionner les dérives du Messerschmitt avec son hélice. Les turbulences dans le sillage de l'Allemand, qui ne reste pas en place, rendent la chose impossible. Khin est déterminé à l'envoyer percuter la mer "par la force ou l'intimidation (by force or fright)". Il monte de quelques mètres, dépasse le 109 – lui offrant du même coup une cible inespérée –, puis réduit les gaz et tire sur le manche pour abaisser sa queue et couper la trajectoire de l'avion ennemi[19]. Khin craint brièvement une volée de projectiles… Il remet ensuite du moteur et grimpe en dérapage à gauche. Il a beau surveiller ses arrières avec attention, aucune trace de l'Allemand! Durant plusieurs minutes, Jaune 2 continue vers la France, mais le ciel est vide et laisse croire que son adversaire s'est abîmé en tentant d'éviter la collision. C'est sans doute seulement à cet instant que le Pilot Officer Selwyn Khin réalise les risques insensés qu'il vient de prendre.
De retour à Warmwell à 19h20, Henman revendique une victoire sûre et Khin une probable ; les mécaniciens ne relèveront aucun dégât sur leurs appareils.
Nous avons là un des petits et fréquents mystères de la guerre aérienne, car les deux Messerschmitt réussissent à rallier Théville[20] où ils tentent de se poser à 19h11. L'un au moins, le Bf 109 G-4/R3 W.Nr. 14917, est fortement endommagé, sans que l'on sache si c'est du fait de Henman ou de Khin. Aux commandes, le Leutnant Walter Sickinger[21] ne peut maîtriser son avion et s'écrase en flammes à l'atterrissage. On l'arrache de l'épave, très grièvement blessé, pour le transporter à l'hôpital de Cherbourg ; il y meurt de ses brûlures le lendemain. Le rapport de mission indiquera que la reconnaissance n'a rencontré aucun navire dans Lyme Bay et qu'elle a été attaquée par deux sections (deux Schwärme) de quatre Typhoon.
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Fin de journée blanche
Les deux Typhoon d'alerte du No. 266 Squadron ont décollé d'Exeter à 18h50 :
F/O. F. M. Furber | R8937 | |
Sgt. C. W. Baillie | R8811 |
Seulement huit minutes se sont écoulées depuis la première indication radar, mais il est déjà trop tard! Le contrôleur oriente d'abord la section Vector one six zero (au sud-sud-est) pour couper la trajectoire des Bandits, puis Vector one two zero (est-sud-est) dans l'espoir de les rattraper quand ils mettront le cap sur la France. Le Sergeant Baillie rencontre alors des ennuis de moteur qui l'obligent à faire demi-tour. Peu importe de toute façon, car le sol annonce que les Allemands sont désormais hors d'atteinte ; les deux chasseurs reviennent à leur base après 30 minutes de vol.
Cet épisode s'achève sur une autre rencontre dont les protagonistes restent incertains. Tandis que les Typhoon du 257 poursuivent les Messerschmitt de la 4.(F.)/123, hauts dans le ciel, deux Spitfire VI[22] surveillent l'axe Portland Bill – St. Alban's Head. Il s'agit de la Section Blanche du No. 616 Squadron basé à Ibsley (secteur de Middle Wallop), qui a pris l'air à 17h55 pour une High Flying Patrol :
S/L. P. W. Lefevre, D.F.C. (Blanc 1) | BS245 | YQ-C |
Sgt. V. H. Twomey (Blanc 2) | YQ-B [à confirmer] |
Depuis l'aube, le 616 a effectué de fastidieuses patrouilles défensives, d'abord en altitude au-dessus de la côte entre 8h30 et 11h00 (3 sections), ensuite pour protéger un convoi[23] de 14h25 à 18h50 (3 sections), et à partir de 17h00 à nouveau au-dessus de la côte. La Section Blanche conduite par le tout récent patron de l'unité[24] assure la 8e patrouille du jour. Vers 19h00, celle-ci tire sur sa fin quand les pilotes repèrent deux Fw 190 au niveau de la mer devant Portland Bill. Gaz à fond avec +16 livres de boost[25], ils piquent sur les Bandits qui volent vers la France et engagent la poursuite. Les Spitfire donnent leur vitesse maximale, mais ne parviennent pas à réduire la distance à moins de 1000 yards (900 m). Hors de portée, les Anglais tirent quand même quelques courtes rafales en espérant pousser un des Focke-Wulf à la faute. C'est peine perdue! Ils doivent abandonner la chasse avant Aurigny et regagner Ibsley où ils atterrissent à 19h20. Trois autres sections prendront la relève jusqu'au crépuscule et rentreront sans avoir rien vu.
A Warmwell non plus, la journée n'est pas terminée : trois sections anti-Rhubarb décollent encore entre 19h10 et 20h50. La 19e et dernière patrouille du No. 257 Squadron le 14 avril est justement réalisée par Henman[26] et Khin[27] ; ils se posent à 21h35 et l'aérodrome retrouve le calme pour la nuit. Le palmarès de l'escadron s'établit maintenant à 52½ appareils ennemis détruits, 3 autres détruits en collaboration[28], 22 probablement détruits et 35 endommagés.
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Qu'en est-il des avions interceptés par la Section Blanche du 616? On peut formuler trois hypothèses :
- Les Spitfire ont engagé une paire de Fw 190 qui traînait par là sans avoir été détectée. On n'en trouve aucune trace par ailleurs, mais les archives allemandes sont très lacunaires.
- Ils ont attaqué les Bf 109 de la 4.(F.)/123 sans voir les Typhoon de Henman et Khin, sans être vus d'eux et en confondant Focke-Wulf et Messerschmitt. Cela fait quand même beaucoup!
- Ils ont ouvert le feu sur les Typhoon du 257 en les méprenant – ce qui arrivait fréquemment – pour des Fw 190. Dans l'excitation de la poursuite, Henman et Khin ont pu ne pas s'apercevoir qu'on leur tirait dessus (d'une distance de 1000 yards!). Toutefois, l'expérience du Squadron Leader 'Pip' Lefevre, un vétéran de la Norvège, de la bataille d'Angleterre et de la défense de Malte, ne milite pas pour cette version, ni pour la précédente.
Si la troisième hypothèse paraît la plus plausible, ce détail d'un combat vieux de 70 ans reste encore obscur.
JT, 31/5/13 (revu le 27/5/22)
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Sources
- The Typhoon & Tempest Story, Chris Thomas & Christopher Shores, A&AP, 1988, p40, 41 & 185.
- Combat Reports, No. 257 Sqdn., TNA AIR 50/100.
- O.R.B., No. 257 Sqdn., TNA AIR 27/1527.
- O.R.B., No. 266 Sqdn., TNA AIR 27/1559.
- O.R.B., No. 616 Sqdn., TNA AIR 27/2126.
- O.R.B., Warmwell, TNA AIR 28/888.
- O.R.B., Ibsley, TNA AIR 28/395.
- O.R.B., No. 10 Group, TNA AIR 25/182.
- Fighter Command – Report on Active Operations – Sunrise to Sunset, 14th April, 1943, TNA AIR 24/577.
- Appendix U to Fighter Command O.R.B., April 1943, TNA AIR 24/578.
- Message Enigma CX/MSS/2427/para 25, TNA HW 5/235.
- CX/MSS/SALU 805 WEST, TNA HW 13/105.
- Flugzeugunfälle und Verluste bei den Verbänden, 3.4.43 – 2.5.43, BA-MA RL 2 III/1188.
- Messages postés sur le forum 12 O'Clock High! :
- Melvin B, 8 octobre 2003 ;
- Jim P, 20 juin 2000 & 31 janvier 2005.
[1] Les informations susceptibles de faire l'objet d'une exploitation immédiate sont transmises par télescripteur.
[2] Bletchley Park, qui diffuse ses renseignements sur tous les continents, utilise exclusivement des heures G.M.T. ; pour l'Europe de l'Ouest à la mi-avril 1943, heure locale (anglaise ou allemande) = heure G.M.T. + 2.
[3] Schwarm : terme allemand pour désigner une patrouille de 4 avions.
[4] Jagdbomber en Allemand, généralement abrégé en Jabo.
[5] S.K.G. pour Schnellkampfgeschwader ou escadre de bombardiers rapides.
[6] Réseau radar de la R.A.F. disposant d'une capacité de repérage à basse altitude. Il complète la Chain Home (dont beaucoup de stations ont été mises en service avant-guerre), qui se consacre maintenant à la détection lointaine des avions volant haut.
[7] Ce monstre de 24 cylindres en H, refroidi par liquide, développe plus de 2000 ch et propulse les Hawker Typhoon et Tempest V. Au printemps 1943, sa fiabilité laisse beaucoup à désirer ; il faudra encore attendre quelques mois pour que les choses s'améliorent notablement.
[8] L'aérodrome de Théville est connu des Alliés et de nos contemporains sous le nom de Cherbourg-Maupertus.
[9] Elle possède également un petit nombre de Fw 190.
[10] L'est de la Manche est du ressort des Bf 109 G-4/R3 de la 5.(F.)/123 basée à Saint-Pol, tandis que les Fw 190 A-3/U4 et A-4 du N.A.Gr. 13 de Saint-Brieuc ont la charge de la côte sud-ouest de l'Angleterre.
[11] Bénéficiant sans doute d'une permission, Henman n'a pas volé depuis le 5 avril.
[12] "Avions à trois heures."
[13] Peut-être la station C.H.E.L. de Start Point dont le radar centimétrique Type 14 vient d'entrer en service (cf. TNA AVIA 7/443).
[14] On y compte en fait surtout des opératrices!
[15] Les tellers, qui annoncent à voix haute – en général dans un téléphone – les éléments d'une situation tactique, et les plotters, qui reportent ces éléments sur une carte, sont les indispensables "petites mains" des salles d'opération britanniques de la Seconde Guerre mondiale. Là encore, ces fonctions incombent le plus souvent aux auxiliaires féminines de l'aviation, les fameuses W.A.A.F. (Women's Auxiliary Air Force).
[16] Un Bogey n'a pas été formellement reconnu comme hostile, à la différence d'un Bandit que la chasse peut attaquer sans autre forme de procès.
[17] La R.A.F. de 1939-45 mesure les distances de tir en yards (1 yard = 0,914 m). S'agissant d'estimations toujours très approximatives, j'ai pris l'habitude dans mes textes d'arrondir le yard au mètre ; "Portland Bill 19h00" fait exception.
[18] L'armement du Typhoon IA, 12 mitrailleuses de 7,7 mm, n'a pas la puissance des quatre canons de 20 mm dont dispose le Mk. IB.
[19] En langage d'automobiliste, c'est une vulgaire queue de poisson.
[20] La piste radar britannique s'interrompt à 18h59, à 15 miles au nord-ouest de la côte du Cotentin.
[21] Agé de 33 ans, c'est un vieux pilote selon les standards d'alors.
[22] Version "haute altitude" du Spitfire Mk. V : elle s'en différencie par une cabine partiellement pressurisée, un moteur Merlin 47 qui rétablit à 14000 pieds (4267 m), une hélice quadripale et des bouts d'aile allongés.
[23] Il s'agit du W.P. 323.
[24] Le Squadron Leader Lefevre commande le 616 depuis le 4 avril.
[25] Une pression d'admission (boost) de +16 livres par pouce carré correspond à la puissance de combat du Merlin 47.
[26] La revendication du 14 avril sera la seule victoire de Cedric Henman. Promu Flight Lieutenant quelques jours plus tard, il continue de piloter des Typhoon avec les Nos. 181, puis 175 Squadrons jusqu'à ce qu'il soit abattu et fait prisonnier le 14 août 1944 près de Falaise.
[27] Né à Rangoon, Selwyn James Khin a suivi les cours de l'université locale avant de s'engager dans la R.A.F. Il sert au Royaume-Uni au sein des Nos. 257 et 197 Sqdns. sur Typhoon, crédité d'un Fw 190 détruit en coopération, d'un Bf 109 probable et d'un Fw 190 endommagé. Son mariage en 1943 avec Kathleen Frost (alors dans la W.A.A.F.) lui donnera deux enfants. De retour en Birmanie, Khin rejoint la Burmese Air Force dont il prend le commandement en 1949 avec le grade de Wing Commander. Ce sera pour peu de temps car il perd la vie le 15 juin de l'année suivante dans le crash d'un appareil qu'il testait personnellement.
[28] Je m'explique mal cette manière de présenter les choses (extraite de l'O.R.B. du No. 257 Sqdn.) car une demi-victoire traduit justement la destruction d'un avion ennemi en collaboration avec une autre unité.