La "ligne Kammhuber"
Quoi que les aviateurs alliés aient pu rapporter, la défense allemande n'a encore rien abattu[1]. Plus que la Flak, concentrée sur les côtes et autour des objectifs importants, c'est la chasse de nuit qui est à redouter. Constituant le XII. Fliegerkorps[2] du Luftwaffenbefehlshaber Mitte[3], elle aligne environ 470 chasseurs bimoteurs, dont 360 Bf 110, 70 Do 217 et 40 Ju 88[4], et dispose de radars performants, indispensables pour trouver les bombardiers ennemis dans l'obscurité :
- des Freya pour la détection lointaine (jusqu'à 150 km) ;
- des Würzburg-Riese capables de traquer avec précision un avion dans un rayon de 30 à 40 km ;
- des Lichtenstein B/C, d'une portée de 200 à 3500 m, embarqués sur de très nombreux intercepteurs nocturnes.
Surtout, son créateur et chef actuel, le général Josef Kammhuber[5], l'a structurée autour d'une tactique dite de chasse de nuit obscure (Dunkelnachtjagd) qui inflige à la R.A.F. des pertes de plus en plus lourdes. Chaque chasseur est guidé depuis le sol à l'intérieur d'une zone circulaire de 36 km de rayon appelée Nachtjagdgebiet, centrée sur une station radar. Les Nachtjagdgebiete d'un même secteur sont coordonnées par un Nachtjagdraumführer ou N.J.R.F., et les N.J.R.F. relèvent à l'échelon régional de quatre Jagddivisionen et du Jagdfliegerführer Süddeutschland. Les années 1941-42 ont permis de mettre en place une ceinture de défense qui va du Danemark au nord-est de la France, en passant par le nord-ouest de l'Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique. Elle mobilise les N.J.R.F. numérotés de un à neuf et les Anglais l'ont baptisée la "ligne Kammhuber".
Les secteurs (N.J.R.F.), aérodromes et postes de commandement de la chasse de nuit allemande engagés lors de l'opération sur Stuttgart.
Face à la montée en puissance du Bomber Command, on assiste au début 1943 à une multiplication des zones et secteurs de chasse de nuit. La route des appareils attaquant Stuttgart traverse, à l'aller comme au retour, les Nachtjagdgebiete de la portion méridionale de la "ligne Kammhuber". Avant l'objectif, ils seront aussi confrontés au N.J.R.F. 103 qui défend la marche sud-ouest de l'Allemagne. L'escadre d'entraînement opérationnel à la chasse de nuit, la N.J.G. 101, est en partie basée près de Stuttgart et pourrait aussi causer quelques problèmes. Compte-tenu de l'inévitable dispersion des bombardiers, les forces de la Nachtjagd susceptibles de réagir à l'opération britannique comprennent ainsi :
- 3. Jagddivision (Generalmajor Werner Junck, Q.G. à Metz) :
- N.J.R.F. 7 (Oberstleutnant Werner Zahn) dont les Nachtjagdgebiete sont tenues par les chasseurs de nuit du I./N.J.G. 4[6] (Hauptmann Wilhelm Herget) stationné à Florennes,
- N.J.R.F. 8 (Major Adolf Edler von Graeve) associé au III./N.J.G. 4 (Major Kurt Holler, Juvincourt),
- N.J.R.F. 9 (Oberstleutnant Hasso von Prince) et II./N.J.G. 4 (Hauptmann Heinrich Griese, Saint-Dizier),
- N.J.R.F. 103 et IV./N.J.G. 4 (Hauptmann Heinrich Wohlers, Mainz-Finthen) ;
- Jafü Süddeutschland (Oberst Harry von Bülow-Bothkamp, Q.G. à Schleißheim, près de Munich) :
- N.J.R.F. 108 avec quelques Bf 110 pilotés par des instructeurs du III./N.J.G. 101 (Major Helmut Peters, Stuttgart-Echterdingen et Kitzingen).
Au total, ces unités rassemblent approximativement 100 Bf 110 et 20 Do 217, soit 120 appareils. Tous ne sont évidemment pas en état de vol, mais le facteur limitant est le nombre de Nachtjagdgebiete opérationnelles qui ne permet d'engager qu'environ 60 chasseurs[7].
Opérant dans l'obscurité avec une électronique ultra-secrète, les chasseurs de nuit allemands équipés de radar ont été peu photographiés. Le cliché ci-dessus [Bundesarchiv Bild 101I-659-6436-12, via Wikimedia Commons] nous dévoile un Bf 110 F-4 ou G-4 codé D5+LT de la 9./N.J.G. 3 lors d'une sortie diurne vers 1943. On distingue nettement sur le nez les antennes du FuG 202 Lichtenstein B/C qui fonctionne sur une longueur d'onde de 61 cm. En savoir plus…
Lors du vol vers Stuttgart, les bombardiers ont franchi sans dommage la première ceinture de défense. Si les opérations nocturnes ne permettent pas aux avions de tenir une formation, le Bomber Command essaie de concentrer leurs passages dans l'espace et le temps[8] pour saturer les secteurs de chasse allemands. C'est souvent ce qui arrive au début d'un raid : plusieurs centaines d'appareils traversent quelques Nachtjagdgebiete en rapide succession et très peu sont inquiétés. Par ailleurs, la R.A.F. utilise des brouilleurs aéroportés Mandrel et Tinsel, qui perturbent respectivement les radars Freya et les communications radio de la Nachtjagd. Ces contre-mesures ont un maximum d'efficacité lorsque les bombardiers qu'ils protègent sont bien groupés. Enfin et surtout, la pénétration de dizaines d'avions dans une zone de chasse génère une multitude d'échos radar qui complique à l'extrême le suivi du chasseur et de sa cible, d'autant que la Luftwaffe ne dispose pas encore d'un nombre suffisant de transpondeurs capables de distinguer les amis des ennemis. Avec la progression de l'attaque, le stream tend à s'effilocher du fait des aléas de navigation et les machines isolées deviennent des proies beaucoup plus faciles.
* * *
[1] Les observations des équipages près d'Amiens et de Sarrebruck demeurent inexpliquées.
[2] Le XII. Fliegerkorps (12e corps aérien) intègre les escadrilles de chasse de nuit, mais aussi l'infrastructure radar et les compagnies de transmission chargées de faire fonctionner l'ensemble du système (détection des bombardiers, suivi de situation, transfert des informations, contrôle des chasseurs, …).
[3] Commandement Centre de la Luftwaffe, responsable de la défense aérienne de l'Allemagne.
[4] Ils sont distribués au sein de quatre escadres : N.J.G. 1, N.J.G. 3, N.J.G. 4 et N.J.G. 5.
[5] Voir la page qui lui est consacrée…
[6] Les I., II., III. et IV./N.J.G. 4 sont respectivement les 1er, 2e, 3e et 4e groupes (Gruppen) de la 4e escadre de chasse de nuit (Nachtjagdgeschwader 4). Chaque Gruppe contrôle trois escadrilles (Staffeln), numérotées en chiffres arabes ; le I./N.J.G. 4 se compose ainsi des 1., 2. et 3./N.J.G. 4, le IV./N.J.G. 4 des 10., 11. et 12./N.J.G. 4.
[7] Les N.J.R.F. dont il est question coordonnent entre trois et cinq Nachtjagdgebiete où en général trois chasseurs de nuit se succèdent lors d'une opération du Bomber Command. Pour en savoir plus…
[8] Le 14/15 avril 1943, la concentration prévue sur l'objectif est de 11,5 avions par minute (462 avions entre 0h45 et 1h25).