Le Bilan
Tandis que les opérations de sauvetage en mer s'organisent, les intelligence officers[1] de Westhampnett interrogent les pilotes pour préparer le rapport au group. Le recoupement des informations n'est pas toujours aisé et on enregistre d'abord que les avions ont endommagé deux locomotives, avant de réaliser que deux avions ont mitraillé la même machine. Un premier bilan du Rodeo 203 établit la liste des objectifs attaqués :
- la locomotive d'un train à l'arrêt ;
- un poste de signalisation ;
- une petite usine ;
- un camion dont on ne sait pas s'il était civil ou militaire ;
- un emplacement de canon.
Si les films de ciné-mitrailleuse attesteront des dégâts infligés à la locomotive[2], le mitraillage de "l'emplacement de canon" n'a conduit qu'à déplacer du sable et à effrayer quelques soldats allemands[3]. Pour le reste, il est douteux que l'armement de bord des chasseurs ait pu avoir un effet notable sur les bâtiments d'une gare ou sur une usine.
Rien de cela ne fait vraiment avancer la cause alliée et le prix, deux Spitfire et leurs pilotes, est démesuré. Le No. 411 Squadron, amputé de deux capitaines, l'escamote par un bel exercice de wishful thinking. Le rédacteur de son Operations Record Book (journal de marche) écrit ainsi :
"Opérant depuis Westhampnett, notre escadron a participé à une Wing Rhubarb au-dessus de la France occupée. Nous avons causé des dégâts considérables à des locomotives, des transformateurs et à différents bâtiments, obtenant des coups directs de canons et de mitrailleuses. Deux de nos pilotes, cependant, ne sont pas rentrés de cette opération."
A plus haut niveau, l'état-major du Fighter Command n'élude pas la question de l'efficacité des Rhubarbs, sans encore les condamner définitivement. Mais il attribue les lourdes pertes qu'elles génèrent aux tactiques jugées déficientes de certains pilotes. Un effort pédagogique s'impose donc et le Rodeo 203 est l'occasion d'un curieux retour d'expérience dans le Fighter Command Tactical Extract No. 33 du 6 mai 1943, qui évoque la disparition du Flight Lieutenant Banford :
"Spitfire VB contre Flak légère.
"… Dans ce secteur, on a observé Rouge 2 piquer et attaquer un poste de tir. Après cela, plus personne ne l'a vu ou entendu…"
Commentaire :
Nous avons constamment souligné dans ces "Tactical Extracts" la folle témérité des attaques non coordonnées contre des positions de Flak légère. Ce n'est tout simplement pas rentable. Jouer un pilote entraîné contre un cuisinier ou un plongeur est inepte."
Nous savons que Banford ne piquait pas en solitaire sur une position de Flak légère, mais qu'il suivait son leader à l'attaque d'une locomotive. En outre, aucune tactique n'aurait permis d'éviter le coup malheureux qui a abattu le Spitfire du Flight Lieutenant Johnstone. Dans leur principe, les Rhubarbs tendent à risquer la vie des pilotes pour un espoir de gain faible. Toute opération fondée sur l'exploitation d'opportunités de rencontre fait la part belle à l'imprévu et peut entraîner des pertes sensibles. Il faut que le jeu en vaille la chandelle! Et ce n'est clairement pas le cas lorsqu'on envoie des chasseurs mitrailler les objectifs qui se présentent au sol avec des balles de 7,7 et des obus de 20 mm dont le pouvoir de destruction est limité.[4]
Margaret Banford, la mère de James, a reçu le télégramme redouté le 15 avril à 13h50 : "REGRET TO ADVISE THAT YOUR SON FLIGHT LIEUTENANT JAMES GREENWOOD BANFORD J THREE SEVEN TWO FIVE IS REPORTED MISSING AFTER AIR OPERATIONS OVERSEAS APRIL FOURTEENTH STOP". D'abord confidentielle pour protéger le pilote s'il se cache quelque part en France, l'information devient publique le 20 mai quand la R.C.A.F. diffuse sa 580e liste de pertes (depuis septembre 1939), où Banford est donné comme disparu. S'agissant d'un enfant du pays, l'Edmonton Journal s'en fait l'écho (coupure ci-contre, via The Canadian Virtual War Memorial). Très vite hélas, un message de la Croix-Rouge Internationale de Genève, daté du 1er juin et citant des sources allemandes, vient confirmer sa mort. |
Autour de Lison, les habitants ont des préoccupations différentes : le ravitaillement, les pénuries en tout genre, les exigences allemandes et la guerre qui frappe à la porte. Simonne Lemière, une jeune femme de 22 ans, tient un journal intime depuis 1939. Elle exerce comme coiffeuse, travaille et habite à Sainte-Marguerite-d'Elle, à 500 mètres de la gare où son père est aiguilleur. Le 14 avril, elle écrit :
"Je suis allée voir, ce soir. L'avion était complètement démoli. Il y avait des morceaux partout. Trois arbres ont été abattus. Quant au cadavre du pauvre Canadien, il était recouvert avec le parachute mais on voyait encore son soulier qui émergeait. Je n'ai pas pu approcher auprès tout à fait, car il y avait une sentinelle allemande. J'ai eu beaucoup de chagrin d'apprendre cet accident qui arrivait si près de chez nous. Je me demande si on saura s'ils lui feront un enterrement. De toute façon je ne pourrai peut-être pas y aller, étant prise par mon travail, mais j'espère bien qu'ils l'enterreront dans le cimetière de Lison, puisque c'est sur Lison qu'il est tombé, afin que je puisse aller sur sa tombe déposer des fleurs."
Le lendemain, une enfant de 9 ans visite la scène du crash. Elle s'appelle Françoise Martin, c'est la fille du propriétaire de la ferme voisine. Hospitalisée pour une intervention chirurgicale, elle revient de la clinique et n'a pas assisté au mitraillage du train. Davantage que ses camarades d'école, Françoise est terrorisée par les attaques d'avion, fréquentes avec la proximité de la gare et des voies ferrées. La mort du pilote, au bord d'une pâture jonchée de débris, la marquera pour la vie. Soixante-quatorze ans plus tard, j'aurai le plaisir de lui parler au téléphone et elle me livrera un émouvant témoignage, ainsi que des précisions sur la chute du Spitfire. Comme Simonne Lemière, elle s'est inquiétée de la dernière demeure de James Banford. D'abord enterré près de l'église du Molay, le jeune Canadien a été exhumé après la libération par le service des tombes de guerre du Commonwealth et Françoise ignorait ce qu'il en était advenu.
Cette photo de la tombe de James Banford au Molay a été envoyée à sa famille en juin 1947 [extrait de son dossier personnel conservé par Library and Archives Canada]. Sans doute pour éviter les manifestations de la population locale, les occupants ont enseveli son corps dans le cimetière du Molay, aux côtés du Flight Sergeant William Johnstone Kinnaird du No. 421 (R.C.A.F.) Squadron, tué le 1er avril 1943 à Saonnet. La tombe portait initialement l'inscription en allemand : "Ici repose l'aviateur britannique Banford 14.4.43". En 1945-46, la sépulture fut répertoriée par la No. 1 Missing Research & Enquiry Unit de la R.A.F. et la croix que l'on voit ici y fut plantée. Par la suite, les restes de Banford et Kinnaird ont été regroupés avec 4646 dépouilles d'autres soldats dans le cadre très émouvant du Bayeux War Cemetery (carré XXIX, rangée K, tombes 4 et 3). |
Les années passèrent et Françoise devint Madame Loscul, mais elle n'oublia jamais le pilote canadien tombé dans la prairie de son père. Il lui fallut attendre septembre 2004 et un échange de courriels avec une association de passionnés cherbourgeois pour apprendre que Banford reposait au cimetière militaire de Bayeux. En août 2006, un après-midi "Mon village se raconte" était organisé à Cartigny-l'Epinay. Désormais une "ancienne" de la commune, Françoise fut sollicitée pour évoquer ses souvenirs. Jean-Marc Bonnet, un sapeur-pompier de Bayeux féru d'histoire, se trouvait là et le récit du Spitfire crashé au Lieu Métais le fit réagir. Il avait mené ses propres recherches sur James Banford qui ont permis à Françoise d'entrevoir qui était le jeune Canadien. Ma contribution n'a débuté que bien après, au travers des archives britanniques sur le Rodeo 203. Intéressé à la ligne Paris – Cherbourg, j'ai échangé avec Nicolas Leprince dont les arrières grands-parents avaient tenu le passage à niveau P.N.87 de Cartigny-l'Epinay. Jeanine Durel, sa grand-mère, était l'Amie d'enfance de Françoise Martin que j'ai pu contacter en août 2017. L'histoire se nourrit de chaînes humaines!
"You did your duty, son / May you rest in peace"
"Tu as fait ton devoir, fils / Repose en paix"
Que ces pages portent le souvenir d'un Canadien de 27 ans qui, un parmi beaucoup d'autres, nous laisse une vie abrégée en héritage. Il nous oblige!
JT, 10/3/18
* * *
[1] Officiers de renseignement.
[2] Une éclairante analyse de la Résistance sur les effets comparés des attaques aériennes et des sabotages, parvenue à Londres vers 1944, rapporte que les locomotives mitraillées par des avions subissent en général des avaries très légères, entraînant une durée moyenne de réparation de 15 jours [Jean-Charles Foucrier dans La Stratégie de la Destruction, p247].
[3] On lit dans l'Interpretation Report No. CF/G.31 du 24 avril 1943 : "[Film] F.C. 612 (411 Squadron) 14.4.43 – Impacts observés sur un emplacement camouflé que le pilote situe directement à l'est de Sainte Mère Eglise. Beaucoup de sable a été remué par le tir canon [du Spitfire] ; il avait été utilisé pour construire et camoufler la position. On voit des hommes courir vers un abri."
[4] A partir du début 1944, le VIII Fighter Command US enverra ses appareils (le plus souvent, au retour des missions d'escorte des bombardiers lourds) écumer le continent à basse altitude et traquer les chasseurs allemands, en l'air aussi bien qu'au sol. Malgré un coût humain et matériel non négligeable, ces opérations vont "casser" la Luftwaffe, là où la R.A.F. n'a engrangé que de maigres résultats de 1941 à 1943. Plusieurs facteurs feront la différence :
- la désignation de l'aviation ennemie comme objectif prioritaire ;
- l'engagement de forces considérables ;
- le P-51 Mustang dont le rayon d'action permet de surprendre l'adversaire autour de ses bases les plus reculées ;
- un contexte de bombardement massif du Reich par de grandes formations de quadrimoteurs qui obligent la chasse de jour allemande à se découvrir.