La Spezia, 13/14 avril 1943

Les roches de Portsall

Armés chacun de 2 bombes G.P.[1] de 250 livres (125 kg), 5 Whirlwind organisés en deux sections décollèrent de Predannack à 15h30 :

F/O. P. Harvey (Rouge 1) P7090   'A' Flt.
Sgt. S. D. Thyagarajan (Rouge 2)[2] P7094 HE-T  
Sgt. J. Macaulay (Rouge 3) P7010    
P/O. B. C. Abrams (Jaune 1) P7089    
Sgt. J. I. Simpson (Jaune 2) P7059    

Philip Harvey, commandant adjoint de l'escadrille 'A' et leader du Roadstead 57, était un Irlandais[3] de 23 ans qui appartenait depuis 19 mois au No. 263 Squadron où il était arrivé en même temps que Basil Abrams, le chef sud-africain de la Section Jaune[4].

Aussitôt en l'air, les chasseurs-bombardiers trouvèrent leur escorte rapprochée partie de Perranporth dix minutes auparavant. Il y avait là trois sections de Spitfire V (4 Mk. VB et 8 Mk. VC) conduites par le C.O. du 65 :

S/L. J. E. Storrar, D.F.C. (Rouge 1) EP346 (Mk. VB)   C.O., 65 Sqdn.
P/O. J. A. W. Long (Rouge 2) EE615 (Mk. VC)   'A' Flt.
F/Sgt. D. I. Smith (Rouge 3) EE642 (Mk. VC)   'B' Flt.
Sgt. I. R. Pittock (R.A.A.F.) (Rouge 4*[5]) EE629 (Mk. VC)   'B' Flt.
F/Lt. J. E. I. Grey (Jaune 1*) EP362 (Mk. VB)   'A' Flt.
Sgt. A. Standrin (Jaune 2*) EP516 (Mk. VB)   'A' Flt.
F/O. M. J. Wright (Jaune 3*) W3631 (Mk. VB)   'A' Flt.
Sgt. W. E. Peet (Jaune 4*) EE641 (Mk. VC)   'A' Flt.
F/Lt. R. C. Kitchen, D.F.C. (Bleu 1*) EE679 (Mk. VC)   'B' Flt.
P/O. P. J. Hearne (Bleu 2*) EE617 (Mk. VC)   'B' Flt.
F/O. B. W. Sharpe (Bleu 3*) EE662 (Mk. VC)   'B' Flt.
Sgt. F. R. Walker (Bleu 4*) EE685 (Mk. VC)   'B' Flt.

Chaque Spitfire emportait un réservoir supplémentaire largable plaqué sous le ventre.

L'ensemble du dispositif se regroupa rapidement à 500 pieds (150 m), puis descendit au ras des flots, cap sur la Bretagne occupée. Au centre, les Whirlibombers décrivaient une flèche horizontale avec en tête le vic[6] constitué par la Section Rouge, suivi des deux avions Jaune. Les trois sections de Spitfire volant en ligne de front encadraient les chasseurs-bombardiers de chaque côté et à l'arrière. La météo sur la Manche était excellente : ciel bleu sans nuage et visibilité parfaite. Le vent soufflait de l'ouest-sud-ouest à 8-16 km/h et agitait la surface de la mer d'une houle légère. La formation approcha de la terre vers 16 heures[7] dans le secteur des roches de Portsall[8], toujours à l'altitude zéro. Sur l'avant, un phare apparut que Philip Harvey prit pour celui de l'île Vierge au nord de l'Aber-Vrac'h. Il vira alors à droite en longeant la côte, imité par tous les autres appareils. Il ne réalisa qu'un peu plus tard que le Roadstead 57 tournait ainsi le dos à son objectif.

La côte nord-ouest du Finistère

Côte nord-ouest du Finistère figurée sur la carte G.S.G.S. 2738 (France, 1:250 000), Feuilles 7a & 13a Brest, édition de 1943 [site Mapster] (les ajouts en orange sont de mon fait). Portsall y est désigné sous son nom breton et on relève sur la droite "Aber-Vrach R[iver]" (l'orthographe moderne est "Aber-Wrac'h").

A priori, l'erreur de navigation qui a fourvoyé le Roadstead 57 vers le chenal du Four s'explique mal. Dix kilomètres séparent l'Aber-Vrac'h des roches de Portsall ; une telle dérive, à l'issue d'une traversée de la Manche d'environ 160 km sur une route sud-sud-est et par une brise d'ouest-sud-ouest, résulterait d'une surestimation de la force du vent de près de 20 km/h! Surtout, comment peut-on se tromper sur le phare de l'île Vierge qui, avec ses 82 m de hauteur, est le plus élevé d'Europe? Et avec quel ouvrage Philip Harvey l'a-t-il confondu?

Un élément essentiel est sans doute la position du soleil qui se situe au sud-ouest, encore haut à cette heure du jour. Pour les attaques au sol par ciel dégagé, les aviateurs privilégient systématiquement une approche avec le soleil dans le dos afin de bénéficier d'une meilleure visibilité et d'aveugler les artilleurs de DCA. Il serait donc logique que le leader du Roadstead 57 ait eu l'intention de passer la côte quelques kilomètres à l'ouest de l'Aber-Vrac'h, puis de revenir depuis le sud-ouest vers son objectif. Une dérive minime suffit alors à conduire le dispositif sur les roches de Portsall. Dans ce secteur, on rencontre bien la tourelle octogonale de Corn Carhai, mais sa configuration particulière ne prête guère à confusion. Par contre, plus au sud-ouest se trouve le phare du Four d'Argenton, d'un aspect assez similaire à celui de l'île Vierge, même s'il est trois fois plus petit.

Le scénario plausible qui se dessine ainsi est le suivant :

  • Durant son survol de la Manche, la formation dérive légèrement à droite.
  • En vue de la côte, Harvey scrute le paysage tourmenté devant lui à la recherche du phare de l'île Vierge qui marque la position de l'Aber-Vrac'h. Les avions volent vite et à très basse altitude, ne permettant aux pilotes qu'une vision partielle et fugitive du terrain.
  • Sur son avant droit, sous le soleil, Harvey distingue ce qui lui semble être l'amer attendu – il s'agit en fait du phare du Four – et en déduit qu'il se trouve trop à l'est.
  • Sa réaction est immédiate : il emmène le Roadstead 57 dans un virage à droite pour passer devant le phare, avant de reprendre la direction de la terre un peu plus à l'ouest.
  • Mais après ce deuxième virage, les avions se découvrent, non face à la côte, mais dans l'axe du chenal du Four.
  • Pas le temps de s'interroger, un navire se profile au loin, dans le contre-jour!

A cet instant, la présence d'avions ennemis au nord de Brest était connue de la Luftwaffe. Approchant à très faible hauteur, le Roadstead 57 ne fut détecté qu'à une trentaine de kilomètres de la côte. Les premiers relevés vinrent sans doute de la station radar "Pinguin" située à l'ouest de l'Aber-Vrac'h, près de Saint-Pabu. Ils furent aussitôt transmis au Jafü 4 à Rennes (Generalmajor Joachim-Friedrich Huth) qui contrôlait les Fw 190 du III./J.G. 2 chargés de défendre la Bretagne, en particulier les bases sous-marines de Brest, Lorient et Saint-Nazaire. Commandée par le Hauptmann Egon Mayer[9], cette unité se partageait entre les terrains de Vannes-Meucon (Stab, 7. et 9./J.G. 2) et Brest-Guipavas où la 8. Staffel[10] du Hauptmann Bruno Stolle[11] avait peu souffert des bombes larguées la veille par le Circus 22. L'alarme retentit une fois de plus sur ce dernier aérodrome. Les moteurs en étoile BMW 801 furent rapidement démarrés et les Focke-Wulf s'élancèrent pour le décollage. Dans le même temps, la Flak était mise en alerte. Assez vite, les postes de guet à vue (Flugwachen ou Fluwas)[12] installés en bord de mer purent préciser via leur Flugmelde Zentrale[13] la composition et la route de la formation britannique. A 16h05, la fréquence du Jafü 4 la signalait à 15 km au nord de Brest[14] progressant vers le sud à basse altitude.

*  *  *

 

 

[1] G.P. : General Purpose (d'usage général).

[2] Le Sergeant Sayanapuram Duraiswamy Thyagarajan était un des rares pilotes d'origine indienne à servir dans la R.A.F. en Europe. Il effectuait ce jour-là sa deuxième opération.

[3] Fils de l'évêque anglican de Cashel en République d'Irlande.

[4] Les deux hommes disparurent durant la nuit du 17 au 18 avril 1943. Les cinq pilotes de Whirlwind du Roadstead 57 furent tous tués au combat dans les 18 mois qui suivirent.

[5] Les positions marquées * ont été estimées d'après les pratiques de l'unité en avril 1943.

[6] Formation de trois appareils disposés en "V", le leader étant au milieu et en avant de ses deux ailiers.

[7] La chronologie donnée par les rapports du No. 263 Squadron retarde d'environ 5 minutes sur celle du No. 65 Squadron. En les confrontant à d'autres sources, c'est cette dernière qui paraît la plus plausible.

[8] Donc en ayant dérivé un peu à l'ouest de la route prévue.

[9] Il sera décoré le surlendemain de la R.K.-E.L. (Ritterkreuz des Eisernen Kreuzes mit Eichenlaub / Croix de chevalier de la croix de fer avec feuilles de chêne) pour 63 victoires aériennes, toutes obtenues sur le Front Ouest.

[10] 8e escadrille (8. Staffel) de la 2e escadre de chasse (Jagdgeschwader 2 ou J.G. 2).

[11] Agé de 28 ans depuis la veille, ce Staffelkapitän (chef d'escadrille) était alors titulaire de 33 victoires et avait reçu la R.K. (Ritterkreuz des Eisernen Kreuzes / Croix de chevalier de la croix de fer) le mois précédent.

[12] Les Fluwas sont à la base du Flugmeldedienst (service du guet aérien) du Luftgau-Kommando Westfrankreich. De leur côté, les stations radars en Bretagne dépendent directement du Jafü 4.

[13] Probablement celle de Morlaix.

[14] Portsall se situe à environ 25 km au nord-ouest de Brest.