La Spezia, 13/14 avril 1943

Wing Rhubarb

Avec le Rodeo 203, le Fighter Command s'adonne à l'une de ses addictions les plus mortifères de la période 1941-43 : l'attaque au sol d'objectifs d'opportunité par des chasseurs ne disposant que de leurs armes de bord. Alors que la Flak légère[1] prélève régulièrement un tribut sur les assaillants, ceux-ci n'infligent en général que des dégâts insignifiants à la machine de guerre nazie, au prix de pertes civiles non négligeables. Ces sorties à haut risque sont désignées sous le nom de code Rhubarb et l'opération sur Bayeux prend la forme d'une Wing Rhubarb[2] qui engage plusieurs escadrons : l'un mitraille les cibles terrestres qui se présentent tandis que les autres assurent une protection en altitude. Dans son principe, elle rappelle les désastreuses Mass Rhubarbs de l'été 1942, quand des escadres entières écumaient la campagne française et se faisaient étriller sous les coups de la DCA et de la chasse allemande. Depuis, le Fighter Command a réalisé l'importance de fournir une couverture aux appareils d'attaque au sol pour éviter que la Luftwaffe ne puisse les coiffer en ordre dispersé, au moment où leurs pilotes se concentrent sur ce qui se passe au-dessous.

En avril 1943, le secteur de Kenley[3] manifeste une certaine prédilection pour ces Wing Rhubarbs[4] puisque le Rodeo 203 est la troisième opération du genre qu'il lance depuis le début du mois. Le matin du 6, le Rodeo 195 a conduit 11 Spitfire VB du No. 421 (R.C.A.F.) Squadron de Redhill, escortés par 12 Spitfire VB du No. 411 (R.C.A.F.) Squadron (Kenley) et sous la couverture de 19 Spitfire IX des Nos. 416 et 403 (R.C.A.F.) Squadrons (Kenley), vers la région Le Tréport – Dieppe. Leurs pilotes s'en sont pris aux installations ferroviaires (postes d'aiguillage et de commutation) près de Londinières et entre Neufchâtel et Dieppe. Un entrepôt, des wagons de marchandise et deux camions militaires ont également été mitraillés. Deux jours plus tard (8 avril), la Wing de Kenley a mis le cap au sud pour attaquer les voies ferrées et des péniches autour de Bayeux. Cette fois, 12 Spitfire VB du 411 (déplacé la veille de Kenley à Redhill) étaient en tête, protégés par 19 Spitfire IX des 403 et 416[5]. Mais à la côte française, la formation a trouvé un ciel bouché et a dû faire demi-tour. Au moins, les Canadiens ont réussi à éviter la casse[6]… jusque-là!

Si la hiérarchie considère les Rhubarbs comme un outil offensif propre à entretenir le moral et l'agressivité des pilotes, les intéressés voient souvent la chose d'un autre œil. 'Johnnie' Johnson, le Wing Commander Flying[7] de l'escadre de Kenley, écrira ainsi dans ses mémoires[8] :

"Généralement, nos Rhubarbs rapportaient à peine plus qu'une voiture de liaison (ou était-ce un véhicule civil français?) ou une cible quelconque arrosée sans efficacité avec les projectiles dérisoires de nos mitrailleuses. Chaque fois que nous avons couru après du plus gros gibier sur les aérodromes, nous avons pris des mauvais coups et subi des pertes. Les moteurs de nos Spitfire étaient refroidis par un liquide appelé glycol, contenu dans un petit réservoir juste sous la casserole d'hélice. Le réservoir de glycol et le radiateur étaient très exposés aux tirs venus du sol et une seule balle de mitrailleuse au travers d'un de ces organes signifiait que le moteur allait prendre feu ou gripper d'ici quelques minutes.

J'avais pour ces Rhubarbs une profonde détestation. […] [En trois ans], des centaines de pilotes de chasse ont été perdus au cours de Rhubarbs ordinaires ou de Mass Rhubarbs. Vers la fin 1943, lorsque j'eus terminé mon tour d'opérations et obtenu un poste de responsabilité au No. 11 Group, on entendit mes vues très arrêtées sur la question et les Rhubarbs cessèrent au-dessus de la France, sauf à des occasions très particulières."

'Johnnie' Johnson, 4 février 1943

James Edgar Johnson (1915-2001) "croqué" par Cuthbert Orde en février 1943, quelques semaines avant qu'il ne prenne le commandement de la Wing de Kenley [source Wikimedia Commons].
Johnson terminera la guerre avec 34 victoires aériennes confirmées (plus 7 partagées avec d'autres pilotes) et 3 victoires probables (plus 2 partagées), ce qui fera de lui l'as des as de la R.A.F. sur le front ouest. A la mi-avril 1943, il vient "seulement" d'abattre son huitième Allemand (un Fw 190 le 3 avril) auquel s'ajoutent 3 Fw 190 endommagés le 5.

Mais pour le moment, le Wing Commander Johnson doit faire avec les ordres qu'il reçoit. Le Rodeo 203 planifié au début de l'après-midi du 14 est une variante de l'opération sur Bayeux avortée le 8 avril. On y a ajouté deux escadrons de Tangmere et le dispositif s'articule désormais en deux échelons. Le premier rassemble les Spitfire V de trois unités :

  • No. 411 (R.C.A.F.) Squadron sur Spitfire VB, stationné à Redhill dans le secteur de Kenley ;
  • No. 610 Squadron sur Spitfire VB et VC, de Westhampnett (secteur de Tangmere) ;
  • No. 485 (R.N.Z.A.F.) Squadron, lui aussi basé à Westhampnett et équipé de Mks. VB et VC.

Le 411 est désigné pour l'attaque au sol, sous la protection des 610 et 485. Le deuxième échelon, emmené par Johnson, comprend les Spitfire IX des Nos. 403 et 416 (R.C.A.F.) Squadrons de Kenley. Avec ses appareils plus performants à moyenne et haute altitude, la wing canadienne assure la couverture éloignée en cas d'intervention en force de la Luftwaffe.

Jusqu'au 16 mars dernier, 'Johnnie' Johnson commandait le No. 610 Squadron à Westhampnett et il avait quelques fois conduit l'escadre de Tangmere en opération[9]. Ce sont ses anciens camarades d'escadrille qui forment le premier échelon, dont il va surveiller les arrières.

L'objectif du Rodeo 203 est un tronçon, entre l'ouest de Bayeux et l'est de Carentan, du chemin de fer qui relie Mantes[10] à Cherbourg. Cette grande ligne non électrifiée à deux voies constitue une artère essentielle au ravitaillement de l'arsenal de Cherbourg et des troupes cantonnées en Normandie, sans compter les besoins de la population civile. Nonobstant son importance, que la R.A.F. mobilise 5 escadrons de chasse – 60 Spitfire – pour interdire 30 kilomètres de voies ferrées pendant moins d'un quart d'heure[11] étonne un peu. C'est que Bayeux se situe à seulement quinze minutes de vol (à la vitesse de 400 km/h) des aérodromes de Tricqueville, Bernay et Beaumont-le-Roger, au sud-est du Havre, où sont concentrés les chasseurs allemands qui couvrent la Normandie. Selon le renseignement britannique, la Luftwaffe dispose dans ce secteur d'un effectif théorique[12] de 40 appareils, peut-être 60 avec l'arrivée récente du II./J.G. 2 retiré du front de Tunisie. Si le Rodeo 203 est détecté un peu trop tôt par les radars ennemis ou s'il s'attarde un peu trop longtemps à mitrailler des trains – et que dire d'un éclopé qui traînerait derrière tout le monde! –, les Spitfire auront rapidement des Focke-Wulf et autres Messerschmitt à leurs basques! Pour réduire le risque, le plan prévoit que le dispositif se montre devant la côte de Haute-Normandie, vire à droite, passe au large du Havre, puis pénètre en France au niveau de Bayeux. Le No. 11 Group entend ainsi feindre une attaque sur les bases de la chasse allemande, espérant l'attirer vers le nord et surgir à l'ouest par surprise[13]. Une telle ruse met en perspective le Ramrod 55 qui vise justement à bombarder Tricqueville une heure après la Wing Rhubarb sur Bayeux – Carentan. Le rapprochement des deux opérations laisse penser qu'une des motivations du Rodeo 203 est de faire lever la chasse allemande afin de l'exposer à une frappe lors de son atterrissage ou en cours de ravitaillement.

Rodeo 203 : les intentions

Les intentions britanniques : attirer les Allemands au nord du Havre et feinter vers l'ouest.

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[1] Dotée de canons automatiques de 20 et 37 mm, la Flak légère s'oppose aux avions entre 0 et 2500 m d'altitude. Ceux volant plus haut sont du ressort des canons de 88 et 128 mm de la Flak lourde.

[2] Le plus souvent, les Rhubarbs sont réalisées par des sections de deux ou quatre appareils et doivent bénéficier d'une couverture nuageuse pour s'y réfugier en cas de mauvaise rencontre.

[3] Quatre escadrons canadiens, les Nos. 403 et 416 (R.C.A.F.) Sqdns. équipés de Spitfire IX et les Nos. 411 et 421 (R.C.A.F.) Sqdns. avec des Spitfire VB, stationnent alors à Kenley et sur son aérodrome satellite de Redhill. Ils constituent la Kenley Wing (escadre de Kenley) que le W/C. J. E. Johnson, D.F.C. & Bar, dirige depuis le 16 mars dernier. "Il n'était cependant pas question de grosses escadres car, du fait de la différence de performances, on ne pouvait pas faire opérer ensemble les V et les IX" [Johnson]. Au sol, le secteur de Kenley est commandé par le G/C. H. A. Fenton, D.S.O., D.F.C.

[4] Le terme antinomique de Fighter Ramrod est parfois employé.

[5] L'opération était très probablement désignée Rodeo 199.

[6] Le No. 421 Sqdn. avait cependant perdu le F/Sgt. W. J. Kinnaird, parti à l'aube du 1er avril pour une Rhubarb en solo dans la région de Carentan et que ses camarades n'ont jamais revu.

[7] Désigne le commandant opérationnel (Commander) d'une escadre (Wing). Le poste de Wing Commander Flying (parfois abrégé en WingCo Flying) est toujours occupé par un officier du grade de Wing Commander (lieutenant-colonel).

[8] Wing Leader, Chatto & Windus, 1956 (ré-édité en livre de poche chez Goodall en 2000).

[9] Le 610 est arrivé à Westhampnett le 23 janvier 1943, mais l'accointance de Johnson avec cet aérodrome remonte à plus loin puisqu'il y a combattu durant l'été 1941 sous les ordres du charismatique Douglas Bader, l'as sans jambe de la R.A.F.

[10] Mantes-Gassicourt à l'époque, Mantes-la-Jolie depuis 1953.

[11] A 400 km/h, un avion parcourt 30 km en quatre minutes et demie, mais la recherche et l'attaque de cibles au sol prennent du temps.

[12] On calcule un effectif théorique d'après le nombre d'unités en ligne, en supposant que toutes possèdent leur capacité nominale (typiquement pour la Luftwaffe, 10 appareils par Staffel). Du fait des pertes, des pannes etc., l'effectif réel est généralement inférieur à l'effectif théorique.

[13] Mon interprétation du plan d'opération britannique me parait la plus plausible compte-tenu des éléments fragmentaires issus des sources consultées. Elle reste néanmoins fragile et pourrait être contredite par de nouveaux documents.