Mitraillages à Lison
Photographies aériennes de la gare de Lison sur deux cartes postales des années 50. Celle du haut [coll. JT] est prise depuis le nord-est, celle du bas [D.Vauvillier sur le forum LR Presse] depuis le sud-est. |
La Section Rouge du No. 411 Squadron survole le quartier de la gare en venant de l'est. Elle suit d'abord les rails vers le nord, puis continue de virer au-dessus des hauteurs derrière la gare pour revenir perpendiculairement à la voie ferrée. |
On observe de l'ouest vers l'est (dans le sens anti-horaire) sur la photo du bas :
- la voie ferrée qui disparaît derrière les arbres du bois de la Bougue d'Elle, après avoir tourné vers le nord pour gagner Carentan, puis Cherbourg ;
- la bifurcation de Lison où la ligne de Lamballe (via Airel et Saint-Lô) se sépare de la ligne principale ;
- dans la courbe avant la bifurcation, les voies multiples du triage que les cheminots appellent "la plaine" ;
- vers l'extérieur de la courbe (à peine discernables au bord de la photo), le triangle de manœuvre et le dépôt des locomotives ;
- du côté intérieur, les bâtiments de la ferme Pézeril entourés d'arbres ;
- à l'entrée de la courbe, côté intérieur, un des deux postes d'aiguillage qui servent "la plaine" ;
- les deux châteaux d'eau, des quais, puis la gare ;
- le passage à niveau P.N.90 et l'imposante construction de la briqueterie le long de la voie vers Bayeux.
La route traversant au P.N.90 relie Isigny au nord et Saint-Lô au sud. Sur la vue du haut, le ruisseau très visible devant la briqueterie est le Rieu qui coule à côté de la voie ferrée sur plusieurs kilomètres.
La Luftwaffe a mis des canons de DCA en batterie autour de la gare dès novembre 1941. Pour juin 1943, Marcel Levéel [Rails & Haies, p7] situe un wagon-Flak avec un quadruple 20 mm (Flakvierling) dans le dépôt, au bout du triangle, et un autre sur une voie désaffectée du triage. Un troisième Flakvierling est à poste fixe près de la ferme Pézeril d'où il surplombe légèrement la gare. Les artilleurs allemands disposent aussi d'un projecteur pour les engagements de nuit. Les rapports de la R.A.F. du 14 avril ne font pas état de ces défenses anti-aériennes, alors qu'ils mentionnent le wagon-Flak attaché au train 4306.
Lorsque Johnstone contacte Hobo Red One, celui-ci est en pleine action. Alors qu'ils approchaient d'Airel, Rouge 1 et Rouge 2 ont aperçu de la fumée devant eux. Ils dépassent un court train de marchandises à l'arrêt et entament une boucle à 270° du côté de la mer pour revenir par le travers du convoi. Les avions survolent un vaste bâtiment coiffé de deux hautes cheminées, une gare, un triage et la voie qui bifurque au sud vers Saint-Lô, au nord vers Carentan. Plus curieux que prudents, des habitants de Sainte-Marguerite-d'Elle, de Moon-sur-Elle, d'Airel, de Lison et de Cartigny-l'Epinay voient deux Spitfire tourner au-dessus des hauteurs du bois de la Bougue d'Elle qui dominent la gare ; deux autres suivent à peu de distance. Piquant dans la pente, le Squadron Leader Ball examine le train immobilisé sur la voie au milieu du bocage, derrière un ruisseau[1]. Des traits lumineux montent du sol et se précipitent sur lui : un wagon-Flak! Il se concentre sur la locomotive, l'ajuste dans son collimateur et presse le bouton de tir. Durant quelques secondes, les impacts de ses obus courent sur la machine qui s'enveloppe de vapeur blanche. Le Spitfire saute la voie ferrée, dégage à droite. Le pilote se tord le cou pour évaluer le résultat de son mitraillage. Il cherche son ailier, mais ne le trouve pas ; Banford doit être plus loin, caché par un rideau d'arbres! Inquiet de l'absence de son sectionnaire peu expérimenté, ainsi que du sort de Johnstone, le chef d'escadron du 411 met le cap sur la côte qu'il franchit à l'ouest d'Isigny, au-dessus de la baie des Veys. Entretemps, la deuxième paire de la Section Rouge est passée à l'attaque. Le Pilot Officer Pope (Rouge 3) s'en est pris à ce qu'il a identifié comme un poste d'aiguillage. De son côté, le Flying Officer Howarth (Rouge 4) a envoyé une nouvelle volée de balles et d'obus à la locomotive déjà endommagée. Les deux hommes ont ensuite rejoint la mer par la même route que leur leader.
Au sud de la ligne Paris – Cherbourg, les quatre Spitfire de la Section Jaune du Flight Lieutenant 'Chuck' Semple, le chef de l'escadrille 'A', n'ont pas été inquiétés par la défense allemande. Mais le butin est maigre pour les pilotes qui devront se contenter de quelques cartons sur un camion près d'Airel et une petite usine au sud-est de Carentan. Toutefois, ils sont au complet et la Manche défile sous leurs ailes ; prochaine étape : la maison!
Les avions sont partis. On ne compte heureusement aucune victime dans la gare de Lison qu'un chasseur – celui du Pilot Officer Pope – a mitraillée. Les dégâts sont insignifiants, hormis de nombreux fils téléphoniques coupés qui pendent lamentablement le long de leurs poteaux[2].
Deux kilomètres à l'est de la gare[3], l'équipe de conduite du train 4306 reprend ses esprits. Les deux hommes viennent de subir le feu, un basculement soudain et violent dans l'irrationnel. C'était un début d'après-midi semblable à tant d'autres. A l'approche des avions, ils ont arrêté la machine et sauté bas de leur cabine pour se mettre à l'abri. Brutalement, le monde s'est réduit à des sifflements de balles et d'obus, des impacts métalliques qui déchirent les oreilles, des éclats projetés en tous sens et la vapeur brûlante qui fuse. Quelques secondes à retenir son souffle… Le hurlement des moteurs n'a pas cessé, mais ça ne tire plus ; et de nouveau, les projectiles pleuvent. Ils vont nous tuer! Une ombre passe, on entend un grand choc. La famille, les amis, les reverra-t-on? Un moment de répit, puis encore des balles et des obus! La machine percée crache des bouffées blanches ; cette fois, c'est fini… Choqués, les deux cheminots se relèvent sans y croire : le mécanicien est indemne – il avait pris une balle dans le poumon lors d'une attaque l'année précédente – et le chauffeur n'a qu'une blessure légère à la jambe[4]. Trois Spitfire ont successivement mitraillé la locomotive immatriculée 230-590, qui est hors d'usage. Pour une raison inconnue, le deuxième n'a pas redressé à temps. La Flak en est peut-être responsable, mais il est plus probable que la configuration du terrain, qui descend vers le Rieu avant de remonter légèrement jusqu'à la voie ferrée, a trompé un pilote novice dans l'attaque au sol. La queue de l'appareil a touché le tender de la locomotive alors qu'il se cabrait pour reprendre de la hauteur. L'avion a emporté des câbles téléphoniques allemands, écrêté une haie bordant les rails. Il a ensuite traversé une prairie, percuté une rangée d'arbres, arrachant deux ou trois troncs, et s'est éparpillé derrière, dans une pâture, près de la ferme de François Martin.
Georgette Bernard, une jeune femme de 20 ans qui habite tout à côté, est parmi les premiers sur les lieux. Des débris jonchent l'herbe ; un moteur gît au milieu du pré. L'appareil s'est disloqué sans prendre feu. Le pilote a été éjecté, il a le crâne couvert de sang et un bras presque arraché ; il est mort. Une manche d'uniforme se balance doucement, accrochée dans un arbre. Georgette en retire un bout de tissus portant l'indication "Canada" et des barrettes de grade. Très vite, les Allemands arrivent et écartent les civils. Un soldat prend les papiers de l'aviateur. Un gendarme de Lison qui a assisté à l'attaque note le nom : J. Banford.
Le Spitfire VB serial EN907 du Flight Lieutenant Banford est tombé entre la voie ferrée et la route de Littry (la G.C.15 à l'époque, devenue depuis la D 15). En 1943, la parcelle appartient à François Martin dont la ferme se trouve à 250 m, séparée par un verger de pommiers. Une limite intercommunale passe à cet endroit et, si la ferme Martin au Lieu Métais relève de Cartigny-l'Epinay, le crash s'est produit sur le territoire de Lison. [© IGN 1947, via le site IGN - Remonter le temps].
La prairie où James Banford a trouvé la mort, vue depuis la route en septembre 2017 [photos JT]. |
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[1] Le Rieu.
[2] Les tirs de Flak légère sont souvent responsables de ces dommages.
[3] Précisément au km 293 de la ligne de Mantes à Cherbourg (la gare de Lison se situe au km 295).
[4] Le mécanicien de route s'appelle Maurice Auguste Léon Hébert, né le 13 juin 1911 (31 ans en avril 1943), marié avec deux enfants, et appartient au dépôt de Caen. Atteint au poumon gauche en février 1942, puis mitraillé à Lison, une rancune tenace pour les aviateurs alliés le poussera vers la collaboration et lui vaudra d'être révoqué à la Libération.
Ironie du sort, le Bulletin S.N.C.F. no 31 du 20/3/42 avait publié sa citation à l'ordre de l'entreprise :
"Le 15 février 1942, grièvement blessé au cours d'une attaque aérienne à proximité de la gare de Chef-du-Pont, alors qu'il assurait la conduite de la machine 231-531 haut-le-pied de Cherbourg à Caen, a réussi malgré ses blessures à prendre les dispositions nécessaires pour arrêter sa machine en manœuvrant à cet effet le robinet d'urgence du tender, le robinet de frein étant inaccessible en raison des fuites de vapeur produites par les balles."
Cette attitude professionnelle sera récompensée d'une Médaille de courage et de dévouement (médaille d'argent de 2e classe) en date du 31 août 1943 (Journal Officiel du 9/9/43).